« Quels que soient ses insuccès dans d’autres domaines, l’œuvre de la France en Orient aura été marquée par sa sympathique compréhension dans le domaine de la culture. Peu d’institutions peuvent montrer autant de résultats désintéressés que l’Ecole Française d’Extrême-Orient à Hanoï. Son œuvre magnifique de restauration de conservation des monuments, le rassemblement, la publication et l’interprétation des inscriptions et autres activités connexes qui ont été poursuivies par les savants français sont autant de titres, pour elle, à la gratitude des peuples de l’Asie »
K.M Panikkar, historien et militant anticolonialiste, première ambassadeur d’Inde à Pékin.
Les auteurs :

Catherine Clémentin-Ojha : spécialiste de l’anthropologie religieuse de l’Inde. Membre de l’EFEO depuis 1991. Ses recherches portent sur les transformations de l’hindouisme à travers l’histoire, à sa pratique missionnaire ainsi qu’à ses relations avec la société de caste indienne. Les chrétiens indiens et les institution ecclésiales sont également un de ses sujets d’étude.

Pierre-Yves Manguin : historien et archéologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est. Membre de l’EFEO depuis 1970. Ses principaux sujets de recherches concernent l’aspect maritime du Vietnam et de l’Asie du Sud-Est insulaire. Depuis 1996, il est notamment directeur de la mission archéologique du delta du Mékong qui s’attache à l’étude des sites de l’Etat du Funan (état ayant existé entre le Ier et le VIIème siècle avant son absorption par l’empire Khmer d’Angkor).
Le livre :

Un siècle pour l’Asie, L’Ecole française d’Extrême-Orient 1898-2000 est un ouvrage commémoratif du siècle d’existence de l’EFEO. Selon les termes du directeur d’alors et des auteurs, le but de l’ouvrage est de rompre avec le paradoxe selon lequel l’Ecole jouit d’un nom et d’une réputation prestigieux mais reste méconnue du grand public et, parfois, de certains universitaires.
Pourtant, comme expliqué au fil des pages, l’EFEO fut et demeure une institution originale dans le paysage universitaire français à la fois pour son ancienneté et pour le fait d’avoir été créée et implantée directement en Asie. Elle constitua et constitue un point de passage obligatoire pour les chercheurs orientalistes français voir même mondiaux. De fait, « l’orientalisme » – l’étude des peuples et culture orientaux – bien que faisant l’objet d’étude en France depuis la seconde moitié du XVIIème siècle, sortit grâce à elle de son statut marginal pour s’épanouir directement sur le terrain et s’affirmer comme une discipline à part entière.
Il faut dire que sa naissance se trouve à la croisée des chemins de la volonté de plusieurs savants indianistes (spécialisés dans l’étude de la culture indienne) et de l’affirmation de la souveraineté française en Indochine à l’époque où les puissances coloniales européennes sont en concurrence dans tous les domaines. Aussi la raison d’être de l’école est triple : 1) rompre avec l’orientalisme « de cabinet » essentiellement fondé sur un savoir livresque, 2) accumuler un maximum de savoir afin d’administrer au mieux les nouveaux sujets coloniaux et de se poser en garant de la conservation des bâtiments anciens ainsi que des antiquités au nom de la « mission civilisatrice » et 3) faire rayonner l’influence française en Extrême-Orient.
Bien que ne prétendant pas produire une critique historique des travaux de l’EFEO, l’ouvrage dissémine via l’échelonnement des dates les plus importantes plusieurs éléments permettant au lecteur profane de se figurer comment et dans quelle mesure l’Ecole put et continue de prendre en charge ces missions au grés des circonstances, devenant très chaotiques en Indochine française après la seconde guerre mondiale. Le livre suit ainsi un plan linéaire présentant d’abord un historique de l’Ecole (Les années indochinoises suivies du Redéploiement) pour ensuite se focaliser sur plusieurs points d’excellences de cette dernière à savoir l’Archéologie, la Philologie (étude d’une langue et de sa littérature à partir de documents écrits. C’est une combinaison de critique littéraire, historique et linguistique) puis l’étude des Religions et des sociétés asiatiques.
Une matrice d’études asiatiques:
S’agissant du premier point que nous avons évoqué précédemment, la rupture avec les méthodes littéraires qui avaient jusqu’alors cours va s’instaurer dès les premières années d’activité de l’école étant donné qu’avant les études à proprement parler, l’école est, comme nous le verrons ci-après, contrainte par sa fonction administrative à dresser un inventaire des antiquités et lieux d’intérêts sur le territoire indochinois. De ce fait, la plupart des savants sont amenés à travailler sur le terrain et à manier des outils intellectuels n’appartenant pas à leur formation initiale. Plusieurs membres de l’EFEO devinrent ainsi des « broussards » ou furent témoins ou acteurs des événements marquant de l’histoire comme Paul Pelliot lors de la révolte des boxeurs à Pékin en 1900 ou les savants officiant au Cambodge jusqu’au déchainement de violence aveugle des Khmers Rouges. Ainsi, outre l’immersion effective qu’elle permet, l’Ecole constitue un lieu de synergie entre les spécialités (archéologie, linguistique, épigraphie, histoire de l’art, etc…), permettant des réflexions plus fines sur des sujets d’importance.

C’est notamment ainsi que, partant des études de la langue et de l’épigraphie indienne et chinoise, la vision orientaliste de l’Indochine voyait chaque communauté humaine présente sur le territoire comme un mélange culturel présentant plus ou moins de traits de la culture chinoise ou indienne où la culture autochtone était absente. A mesure que la philologie et l’épigraphie, les deux disciplines majeures de l’Ecole (elle-même placée sous le patronage de l’Académie des inscriptions et des Belles-Lettres), laissèrent leur place à d’autres champs d’investigation, l’approche holistique permit d’aboutir à certains ouvrages incontournables présentant des conclusions fondatrices quant à l’histoire des pays indochinois. Ce fut particulièrement le cas pour le Vietnam, longtemps considéré comme une dépendance méridionale réfractaire de son grand voisin chinois. Pourtant, à mesure que les travaux de recherche avanceront, notamment en matière de préhistoire indochinoise et d’étude critique des sources chinoises, le substrat autochtone des cultures des peuples habitant la zone sera peu à peu révélé. Les auteurs insistent également sur le perfectionnement continu des techniques archéologiques des savants de l’Ecole s’agissant notamment de la restauration de la cité khmère d’Angkor. Plusieurs disciplines nouvelles pour leur époque ont de la même façon trouvé un riche champ d’application et produit des fruits estimables pour la recherche. On peut citer ici, la mise en place de l’archéologie de fouille systématique sur le site d’Angkor par Georges Trouvé (responsable de la conservation et de la restauration des temples d’Angkor) ou encore la mise en place officielle de protocoles ethnographiques en 1937 qui permettront à Maurice Durand d’établir la constante autochtone au Vietnam face à la double influence chinoise et indienne. La seconde moitié du XXème siècle verra également l’arrivée de matières telles que l’anthropologie sociale ou l’histoire économique.
Notons ici qu’avant même que le décret de 1901 vienne confirmé le statut de l’Ecole, celle-ci avait déjà noué des liens solides avec la Société Batave des Arts et des Lettres (Bataviaasch Genootschapp Van Kunsten en Wentenschapen), sorte d’équivalent néérlandais fondé en 1778 à Java (Indes néérlandaises, aujourd’hui la Malaisie). S’en suivra une relation extrêmement féconde et un soutien mutuel permettant l’épanouissement respectif de chacune des institutions.
L’EFEO : de l’ambiguïté de sa facette coloniale à son redéploiement à partir de la métropole
Ce travail de recherche florissant se double de fonctions administratives jusqu’en 1952, date à partir de laquelle sa gestion devient quadripartite en préparation des indépendances des pays constituant l’Indochine. Le statut de l’école est alors ambigu puisque bien que faisant vœux d’objectivité scientifique sous le contrôle seul de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, elle n’en demeure pas moins dépendante du budget général de la colonie et soumise au train de mesure encadrant sa mission de conservation fédérale. De plus, la plupart des personnes formant l’entourage des savants sont les cadres coloniaux, les administrateurs et les militaires formant la société coloniale d’alors. Elle est en cela une partie prenante à part entière de l’entreprise coloniale l’amenant tantôt à coopérer avec l’administration – Paul Mus, sociologue à l’EFEO, fut l’émissaire de la négociation de la dernière chance entre le Viêt Minh et les autorités françaises en 1947 – tantôt à s’y opposer, notamment lorsque les autorités estiment que les savants dépassent leur mission scientifique en laissant transparaitre leurs réactions citoyennes aux événements politiques souvent jugées trop libérales vis-à-vis des indigènes. A noter également que les chercheurs indigènes furent maintenus dans des rôles subalternes durant une longue période et que, même quand ils furent acceptés au même rang que leurs collaborateurs européens, ils bénéficièrent d’un traitement moins avantageux.

Au-delà de cette question de statut administratif, l’Ecole fait face à un paradoxe de par la nature même de sa fonction : elle se voit confier la mission d’étudier et de conserver les éléments de pays dont on nie la souveraineté politique et modernisé à grande vitesse. Ce phénomène est d’ailleurs immédiatement compris par les savants de l’institution qui constatent collectivement dans le Bulletin de l’EFEO de 1920 consacré au 20ème anniversaire de l’EFEO : « Le seul fait de la présence en Extrême-Orient des Européens qui rend ces études possibles, est un risque grave de disparition pour leur objet : nos civilisations d’Occident semblent exercer une action dissolvante sur les civilisations propres de l’Orient, et nombre de formes présentes, nécessaires à l’intelligence des formes anciennes, seront, dans un avenir prochain, un passé mort ». C’est d’ailleurs ce décalage qui, au fil des années, segmentera en partie la scène politique indigène, oscillant entre nécessité de conserver les traditions (mouvement Can Vuong puis mouvement initié par Phan Boi Chau), réformisme des institutions (Phan Chu Trinh), mouvement révolutionnaire de type marxiste-léniniste (par nature moderniste et anti-féodal). Plusieurs chercheurs associés à l’EFEO passeront d’ailleurs dans le camp de l’anticolonialisme armé en rejoignant le Viet Minh après la seconde guerre mondiale : Nguyen Van Huyen – auteur de recherches fondamentales concernant l’ethnologie vietnamienne et premier vietnamien thésard à la Sorbonne – futur ministre de l’Education Nationale de la République Populaire du Vietnam entre 1946 et 1975 ou Nguyen Van To, responsable du fond documentaire, mort lors des combats contre les soldats français en 1947.
A la lecture des deux paragraphes pourraient se poser la question suivante : les chercheurs travaillaient ils dans l’intérêt de l’ordre colonial ou des peuples qu’ils étudiaient ? Bien que légitimes, les termes exclusifs que cette interrogation lui confère un caractère anachronique. En effet, malgré la porosité des limites entre la science et la politique sur le territoire indochinois, force est de constater à la lecture de l’ouvrage que les travaux de fond engagés par l’EFEO furent fondateurs pour les institutions culturelles qui lui succédèrent suite aux indépendances (les fonds de l’EFEO furent ainsi partagés lors du transfert définitif du siège de l’Ecole de Hanoï vers Paris en 1956), leur personnel savant, la conservation et le renouvellement de leur patrimoine voire même pour la constitution d’une identité nationale nouvelle. Le meilleur exemple reste ici le fait que la découverte des tambours en bronze de Dong Son en 1924 fut un fait déterminant pour l’écriture de l’histoire vietnamienne précédent les 1000 années de domination chinoise. Ce faisant, ces travaux permettaient de souligner la singularité du peuple vietnamien dans un contexte d’après-guerre de réunification qui verra les tensions avec Pékin s’intensifier jusqu’à l’éclatement de la guerre sino-vietnamienne de 1979. De ce fait, les motifs des

tambours de bronze Dong Son, fruit de la recherche coloniale, sont aujourd’hui omniprésents au Vietnam. Les savants connaissent mieux que quiconque la nature du lien entre Savoir et Pouvoir, aussi la plupart d’entre eux étaient-ils conscients de leurs devoirs envers les administrateurs coloniaux tout aussi bien qu’envers la Science et les peuples autochtones. Certains, tels Paul Lévy (directeur de l’EFEO entre 1947 et 1950), en viendront même à exprimer publiquement des positions anticoloniales durant la période poste seconde guerre mondiale. Nous verrons d’ailleurs que le magistère scientifique de l’Ecole dépassa largement les frontières indochinoises et s’exerça en dehors du contexte politique colonial et ce dès le début du XXIème siècle.
Le rayonnement des activités scientifiques et culturelles françaises à l’étranger.
L’œuvre de l’EFEO ne se cantonne pas aux territoires de l’Indochine et ex-Indochine seule. En effet, ce territoire et les peuples qu’il accueillait étant alors jugé comme un mélange culturel entre l’Inde et la Chine et les savants fondateurs étant des indianistes, les travaux de recherche se déployèrent dans l’ensemble de l’Asie Orientale dès la fondation de l’Ecole. Evidemment, leur intensité et leur profondeur divergèrent en fonction de l’accessibilité des pays et de l’intérêt des chercheurs au fil du temps. Les trois pays indochinois furent pour cette raison les principaux sujets d’étude tandis que la Chine fut longtemps difficile d’accès, ce qui n’empêchera pas la menée de travaux décisifs dans le pays. L’Inde fut également un objet d’attention toute particulière étant donné les spécialités des chercheurs fondateurs de l’Ecole. La collaboration avec la Société Batave des Arts et des Lettres dès les premières années d’existence de l’Ecole permit également une bonne implantation en Indonésie et Malaisie. La Thaïlande (à l’époque le royaume du Siam) fut un partenaire particulièrement privilégié de l’EFEO et ce dès ses premières années : après avoir envoyé un délégué porteur de cadeaux (ouvrages pour la bibliothèque de l’Ecole) au Congrès des orientalistes de Hanoï en 1902 ; le Prince Damrong Ranjanubhab (frère du roi du Siam d’alors), érudit et fin connaisseur de la culture thaïe,

désire voir les méthodes scientifiques occidentales appliquées à l’étude et à la conservation du patrimoine de son pays et noue des relations avec le pionnier de l’Ecole en archéologie Etienne Lunet de la Jonquière, mais aussi et surtout, avec Georges Coedès qui occupera plusieurs fonctions publiques sous son autorité ( conservateur de la bibliothèque Vajiranana future bibliothèque nationale et secrétaire général de l’institut Royal de la littérature notamment).
Pour des raisons de confort de lecture et même si nous avons déjà quelque peu défricher le sujet concernant les pays indochinois, on ne saurait produire ici une liste exhaustive des réalisations de l’Ecole en Asie Orientale. On se bornera donc à évoquer les achèvements les plus importants, on peut citer:
- L’élaboration de l’Hoborigin, un dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d’après les sources chinoises et japonaises lancé par Takakusu Junjirô et Sylvain Lévy.
- La découverte et l’exploitation des quelque 50 000 manuscrits médiévaux (datant d’une période comprise entre le Vème et le XVème siècle) de Dunhuang (nord-ouest de la Chine) par Paul Pelliot. Ce fond documentaire dut une source d’étude capitale dans l’étude de l’histoire des religions et de l’art en Chine.
- Les travaux philologiques, archéologiques et religieux de l’EFEO avaient dans un premier temps conduit les scientifiques à évoquer les pays sous influence culturelle indienne (Thaïlande, Cambodge, Laos, Birmanie notamment) sous le vocable de « Great India » ou « Grande Inde ». Bien que flattant les nationalistes indiens en pleine période pré-décolonisation (et donc de nationalisme), cette notion fut au fur et à mesure nuancer et les éléments indiens retranchés devant la permanence du substrat autochtone dans les pays étudiés. Le processus d’indianisation de la péninsule indochinoise est d’ailleurs étudié par la suite à partir du site de l’EFEO à Pondichéry sur la base de l’étude des 28 volumes des agâma, textes rituels dédiés au culte du dieu Shiva. En plus de démontrer son role de vecteur d’indianisation, le travail de compilation menés par les savants indiens rattachés à l’Ecole conduira à une réforme liturgique profonde du culte.
A l’heure où ces lignes sont écrites, l’EFEO dispose de 18 centres répartis dans l’ensemble des pays d’Asie Orientale et constitue aujourd’hui encore un réseau d’étude et de recherche de pointe sur la scène internationale.
Conclusion :
Un siècle pour l’Asie, L’Ecole française d’Extrême-Orient, 1898-2000 est un ouvrage extrêmement riche qui survole de façon synthétique les 100 années d’existence de l’Ecole en parvenant à évoquer avec simplicité pléthore de sujets d’habitude réservé à un public averti. En cela, il remplit parfaitement sa fonction commémorative et se trouve à même de mieux faire connaitre l’EFEO aux profanes.
Il constitue également un témoignage vivant de l’évolution de l’influence française en Asie durant et après la phase coloniale, l’Ecole et ses activités ayant elles-mêmes souffert des troubles politiques et des guerres que connut la zone durant la seconde moitié du XXIème siècle. Par extension, l’ouvrage permet également de cerner de façon plus précise la teneur et l’intensité des transferts culturels dans ou hors d’un contexte colonial, aussi bien entre occident et orient (France et Vietnam, Laos, Cambodge) ou entre nations orientales (Chine et Inde sur l’Asie du Sud Est notamment.
Une lecture recommandée pour les personnes intéressées par l’Histoire de l’Indochine Française et l’histoire contemporaine des pays d’Asie Orientale souhaitant se faire une idée de l’évolution des sciences humaines dans la zone et de la façon dont le savoir académique se forme.