Le 9 juin dernier, l’Assemblée Nationale de la République Populaire du Vietnam ratifiait l’Accord de libre-échange entre l’Union Européenne et la Viêtnam (ALEUEV), faisant suite en cela suite à la décision du parlement du 12 février 2020. Il pourrait ainsi entrer en vigueur dans le courant de l’été.

Cet accord constitue « un tournant important »selon Cecilia Malmström, commissaire européenne au Commerce lors de la signature dudit accord à Hanoï le 30 juin 2019, ajoutant « C’est le traité le plus ambitieux que l’Union Européenne ait signé avec un pays en développement ».
Les développements suivants chercheront à décrypter ces déclarations en tentant de déterminer quelles sont les ambitions dont parle la commissaire européenne au Commerce. Nous verrons d’abord qu’il s’agit évidemment de favoriser le commerce entre les pays européens et Hanoï, mais aussi de poser la première pierre d’une alliance avec l’ASEAN, l’association transnationales des pays d’Asie du Sud-Est (I) . Ensuite, nous verrons que l’ALEUEV est à ranger dans la catégorie des accords commerciaux « de nouvelle génération » en ce qu’il annexe des dispositions politico-sociales à des préoccupations commerciales (II).
I) Une libéralisation considérable des échanges en vue d’un accord interrégionale de premier plan.
Avant d’inscrire la ratification de l’ALEUEV dans une perspective historique et politique (B), plongeons nous d’abord dans le détail des dispositions de l’accord sur un plan commercial (A).
A) Les dispositions commerciales pures.
Nous nous emploierons à détailler ici les dispositions prévues par l’accord quant aux échanges de marchandises. Pour des raisons de confort de lectures, celles-ci seront abrégées. Je conseille ainsi à tous ceux qui sont intéressés par le contenu exact du document de se référer à la version publiée par la commission européenne et disponible à l’adresse web suivante : https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2016/june/tradoc_154622.pdf
S’agissant donc des dispositions commerciales en elles-mêmes, l’ALEUEV prévoit l’abaissement des droits de douanes à 0% pour 99% des produits échangés sur une période de 10 ans. Dès son entrée en vigueur, 65% des lignes tarifaires vietnamiennes seront annulées contre 71% côté européen. Les produits concernés sont la totalité de la production textile et la moitié des électroniques. Il faudra attendre 7 années pour voir la disparition des droits de douanes sur les pièces détachées automobiles et les motos de plus de 150 cm3, et 10 ans pour les automobiles. Les taxes pour les produits chimiques seront éliminées sur une période de 3 à 7 ans.
Concernant l’agroalimentaire et les produits agricoles, l’ensemble droits de douanes sera ramené à 0 au bout de 3 ans pour le bœuf, 7 ans pour le porc congelé, de 3 à 5 ans pour les produits laitiers et 10 ans pour le poulet. Dans la catégorie « vin et spiritueux », les taxes seront abolies passées 7 années sauf pour la bière pour laquelle 10 ans seront nécessaires. Sur un plan non tarifaire, le Vietnam a obtenu des quotas d’importation pour ses œufs, ses champignons, son riz (de 20 000 à 30 000 tonnes selon son degré de transformation), son sucre (20 000tonnes) et son éthanol (1 000 tonnes). Hanoï s’est également engagé à abolir la quasi-totalité de ces droits à l’exportation. Les subventions sur les produits agricoles qu’ils échangent seront abrogées par les deux parties.
Sur le plan de la propriété intellectuelle, 169 indications géographiques protégées (IGP) européennes (dont une quarantaine pour la France, particulièrement les Grands vins et les fromages) sont reconnues par le Vietnam, contre 39 par l’Union Européenne (sauces, thé et café notamment). A noter que pour 5 d’entre elles, à savoir le Champagne, la Fontine, l’Asiago, la Feta et le Gorgonzola, une coexistence avec des marques déjà enregistrées au Vietnam a dû être reconnue. D’une manière générale, les standards de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) en matière de droits des marques, des brevets et des dessins industriels sont adoptés par le Vietnam qui devra mettre ne place une série de réforme visant à appliquer concrètement ces nouvelles règles. La plus importante transformation demeure l’inscription dans le droit vietnamien du concept d’« utilisation normale d’une marque » ne limitant pas la reconnaissance de la marque à son degrés de proéminence parmi les consommateurs d’un pays donné. En application de l’accord de La Haye concernant l’enregistrement international des dessins industriels (récemment signé par le ), le Vietnam étend la protection des droits sur les dessins industriels à 15 ans.
Les services ne sont pas en reste. Dans le domaine financier, sous 5 années, un duo de banques européennes pourra acquérir jusqu’à 49% des capitaux de certaines banques commerciales vietnamiennes. Les compagnies d’assurances peuvent s’établir au Vietnam pour offrir des couvertures santé ou ouvrir des sociétés de réassurances. Sur le plan maritime, le Vietnam a libéralisé le transport de passagers et le fret. Les investisseurs européens peuvent s’établir dans le pays pour offrir ce type de service.
L’accès aux marchés publics vietnamiens est désormais garantie pour les entreprises européennes.
Un second texte est annexé à l’ALEUEV : l’accord de protection des investissements. Ceux d’entre vous qui comptent parmi les lecteurs réguliers de ce blog se souviennent sans doute que c’est ce type de disposition qui avait créé la discorde au sein des pays partis aux traités transatlantique et transpacifique, notamment aux Etats-Unis. En effet, en plus de comporter des garanties juridiques « classiques » permettant l’attraits des Investissements Directs Etrangers (traitement national, traitement de la nation la plus favorisée, traitement juste et équitable, compensation en cas d’expropriation), l’accord en question prévoit le règlement des différends entre un investisseur et le pays hôte via un arbitrage international. En somme, si un investisseur se sent lésé par une nouvelle réglementation étatique, il pourra demander réparation au gouvernement du pays en question. Traditionnellement c’est le Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI), un organe de la Banque Mondiale, qui est saisi dans ce cadre. L’ALEUEV prévoit néanmoins la mise en place d’un tribunal ad hoc permettant de statuer sur ce type de différent. Si l’accord de protection des investissements est ratifié par les états membres de l’Union (le processus d’entrer en vigueur est différent de celui de l’ALEUEV, voir le paragraphe suivant), ladite juridiction devrait être mise en place sous la forme suivante : elle devrait comprendre 9 membres (3 désignés par l’Union, 3 par le Vietnam et 3 par un pays tiers) et pourra être saisie après une tentative de médiation infructueuse d’une durée de tractation maximum de 90 jours.
Autant dire, à ce stade du raisonnement, que le champ d’application matériel de l’ALEUEV est large et transforme en profondeur la nature des échanges entre le Vietnam et l’Union Européenne. De ce fait, l’accord à l’étude fait figure de test qui devra prouver la viabilité de ce type de partenariat auprès d’autres pays de la région Asie du Sud-Est.
B) La première pierre d’un accord commercial interrégional ?
Comme nous l’avons déjà vu à l’occasion de notre étude du traité transatlantique, les accords tels que celui que nous étudions sont nés des blocages des négociations au sein de l’organisation mondiale du commerce (OMC) depuis le sommet de Cancun en 2003. Celui-ci fut le témoin du changement des rapports de force entre le trio « économie développée » Union Européenne – Amérique du Nord – Japon et les économies émergentes. Chacune de ces parties tente de faire valoir ses intérêts : les premiers veulent la protection des droits de la propriété intellectuelle (brevet, appellation d’origine protégée et droits de marques pour éviter la contrefaçon), la réduction des taxes sur les services et les marchandises à haute valeur ajoutée et la protection des investissements dans les pays en développement ; les seconds, au contraire, veulent avoir accès à d’avantage de technologie, réduire les droits de douane sur les produits à basse-moyenne valeur ajoutée et, surtout, sur l’agroalimentaire non ou peu transformé. De ce fait, le cycle de négociation de Doha est dans une impasse et avec lui l’approche multilatérale des négociations permettant une harmonisation des règles commerciales au niveau global.

Dès lors, la plupart des acteurs du commerce international ont tenté de contourner cet obstacle en se lançant dans un véritable marathon de négociations bilatérales avec les pays en voie de développement. Ne dérogeant pas à la règle, L’Union Européenne démarcha notamment l’ASEAN en 2007, souhaitant en cela avoir accès à son marché de 640 millions de personnes environ et bénéficier du dynamisme économique de la région, mu par les grandes économies d’Asie Orientale (Chine, Japon, Taiwan, Corée du Sud, …). Pour donner quelques chiffres, l’Union Européenne est le deuxième partenaire économique de l’ASEAN ( 13% de son commerce extérieur total) alors que l’ASEAN est le troisième partenaire de l’Union. Le montant des échanges commerciaux bilatéraux s’est élevé à 237 milliards de dollars en 2018 et l’UE était la principale source d’investissements directs étrangers vers l’ASEAN en 2017 (27 milliards de dollars). Pourtant, faute de cohésion et d’intérêt commun à la négociation parmi les 10 nations composant l’ASEAN, les discussions entre les parties sont suspendus d’un commun accord en 2009.

Dans la foulée débutent des concertations afin d’établir des accords commerciaux entre l’UE et les pays de la région, on trouve dans l’ordre chronologique : Singapour et la Malaisie à partir de 2010, le Vietnam en juin 2012, la Thaïlande en mars 2013, les Philippines en décembre 2015 et l’Indonésie en juillet 2016. A ce jour, seules les tractations avec Singapour et le Vietnam ont abouti (respectivement en 2014 et 2015) alors que celles avec la Thaïlande, la Malaisie et les Philippines sont en pause. L’Indonésie est le seul pays poursuivant les négociations à l’heure où ces mots sont écrits.
Certes, l’ALEUEV n’est pas le premier accord de libre-échange signé entre l’Union Européenne et un pays membre de l’ASEAN puisque Singapour en approuva un le 19 octobre 2018 qui est entré en vigueur en novembre 2019. Les dispositions tenant aux droits de douanes, aux services, à la propriété intellectuelle, à l’annulation des barrières commerciales non tarifaires sont similaires à l’ALEUEV. Pour autant, la situation de hub financier de la Cité-Etat de Singapour est difficilement comparable à celle de ses pairs de la région (hormis l’autre Cité-Etat pétrolière qu’est le Brunei Darussalam), dans le sens où 1) son économie est plus performante que la moyenne[1] et 2) repose sur des bases différentes du reste de la région[2], de ce fait 3) sa législation, notamment en matière de propriété intellectuelle et de garanties financières, ne nécessite pas une refonte quasi intégrale pour convenir aux exigences européennes[3].
Le Vietnam, en revanche, présente quasiment toutes les caractéristiques partagées par les pays de l’ASEAN : une économie reposant sur l’agriculture et la production manufacturière à moyenne-basse valeur ajoutée (assemblage mécanique et électronique, textile), un modèle d’intégration du marché mondial tourné vers l’exportation menant au développement des services liés au commerce et plaçant le pays au centre des chaines de valeur mondiale, l’émergence d’une classe moyenne boostant la consommation intérieure, une forte dépendance aux investissements directs étrangers. Ajoutons d’ailleurs que le Vietnam est le second partenaire commercial de l’Union dans la région (après Singapour), avec 47 milliard de dollars de marchandises échangées en 2018. Notons que, selon les estimations de la Commission Européenne, cet accord devrait générer une plus-value commerciale de 15 000 millions d’euros par an d’exportations supplémentaires du Vietnam vers l’UE, tandis que les exportations de l’UE vers le Vietnam augmenteraient de 8 300 millions d’euros par an.
Sur un plan purement politique, Hanoï présente également la particularité d’être le plus fervent défenseur d’une vision plus inclusive de l’ASEAN après en avoir été le membre le plus conservateur. Il faut dire que le Vietnam est sans doute celui qui souffre le plus de sa dépendance à l’économie chinoise dans la région, aussi la diversification des échanges économiques y revêt-elle une importance toute particulière. Pour reprendre l’analyse de Benoit de Tréglodé, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem) et spécialiste du Vietnam : « L’accord permet à Hanoï de sortir de ce face-à-face Chine – Etats-Unis qui les asphyxie sur le plan économique et qui les met en position d’arbitre ». Le Vietnam peut ainsi jouer son atout « Chine +1[4] » afin de continuer à attirer les entreprises étrangères souhaitant limiter leur dépendance à la Chine (révélée brutalement par la crise sanitaire liée au Covid-19) et échappé aux répercussions de la guerre commerciale sino-américaine sur l’économie chinoise.
Ces deux éléments permettent ainsi aux institutions européennes d’avancer sans risque que l’ALEUEV, s’il porte ses fruits, permettra sans aucun doute de faciliter les négociations ultérieures avec les autres pays membres de l’ASEAN, voir même de parvenir à un accord de région à région. Or, cette réussite dépend en grande partie de la capacité d’Hanoï de rendre effective les normes sociales et environnementales contenues dans l’accord de libre-échange et du niveau d’exigence de l’Union Européenne s’agissant de leur application.
(Suite dans la deuxième partie).
[1] Avec Brunei, Singapour est le seul pays de la région à être classé parmi les pays « à revenus élevé » selon la Banque mondiale. Pour donner une idée de l’ampleur de l’exception qu’est Singapour, en 2018, le PIB/habitant y était en moyenne de 65 000 USD contre 4 600 USD en moyenne au sein de l’ASEAN. De la même façon, malgré une population de l’ordre de quelques 5,6 millions, Singapour parvient à afficher un PIB de 364, 16 milliards (2019), ce qui reste inférieur à la Thailande et à l’Indonésie (respectivement 504, 99 milliards et 1042, 17 milliards pour la même année) mais témoigne d’une efficacité économique supérieure une fois rapportée aux contraintes démographiques et géographiques. Source: https://planificateur.a-contresens.net/asie/classement_par_pays/PIB-AS.html
[2] Bien que reposant également sur un modèle économique extraverti requérant un flux d’investissement étranger constant comme le reste des pays de la région, Singapour se distingue notamment par l’absence d’activité et d’exportation agricoles rendant la contribution de ce secteur au PIB et à l’emploi quasiment nulle (0.1% et 0.5%). De la même façon, le pays est fortement industrialisé et spécialisé dans l’électronique de pointe et la pétrochimie. Les services quant à eux représente 70.4% du PIB et emploi 83% de la population active. Notons ici que Singapour se trouve à la seconde place mondiale en termes de transbordements de conteneur, derrière Hong Kong. Plus d’informations: https://import-export.societegenerale.fr/fr/fiche-pays/singapour/marche-principaux-secteurs#:~:text=L’%C3%A9conomie%20de%20Singapour%20repose,et%20les%20services%20aux%20entreprises.&text=Le%20secteur%20des%20services%20repr%C3%A9sente,83%25%20de%20la%20population%20active.
[3] Désireux de faire de l’ex-colonie britannique l’environnement d’affaire le plus accueillant d’Asie, le gouvernement singapourien a lancé en 2013 le « IP Hub Master Plan » afin d’être pionnier en la matière dans la région. En tant que hub financier, la législation concernant les transactions financière y est également protectrice et facilement exécutable. Plus d’informations: https://www.inpi.fr/fr/la-propriete-intellectuelle-singapour
[4] L’expression « Chine+1 » désigne la situation de pays tels que le Vietnam présentant les mêmes avantages économiques que la Chine pour les investisseurs étrangers (main d’œuvre nombreuse, jeune et à bas cout notamment) mais dépourvu des aléas politiques frappant régulièrement la stabilité de l’économie chinoise ou affectant son image à l’international (crise de Hong Kong ou des Ouïghours)