Les auteurs :
L’ouvrage à l’étude est le fruit de la coopération de plusieurs auteurs, dans leur grande majorité des universitaires, sous la direction de Hoai Huong Aubert-Nguyen et Michel Espagne.

Hoai Huong Aubert-Nguyen est une romancière et poète vietnamienne de langue française. Doctorante en littérature comparée à Paris-X Nanterre (2005), elle fut également enseignante en lettres classique et comparées avant de se tourner vers la communication. En plus du livre qui nous intéresse aujourd’hui, Aubert-Nguyen a publié 3 romans et 2 recueils de poésie.

Michel Espagne est un historien français spécialisé dans le germanisme et l’histoire de la culture. Il s’est notamment spécialisé dans l’étude des transferts culturels entre la France et l’Allemagne via les universités et les échanges commerciaux entre le XVIII et le XIXème siècle. Il est aujourd’hui le directeur du laboratoire d’excellence (Labex) TransferS, un réseau de 14 unités mixtes de recherche concernant les transferts culturels rattachées à l’Ecole Normale Supérieure, au Collège de France ainsi qu’au CNRS. Son œuvre comprend la publication d’une quinzaine de livre, la direction d’une trentaine d’ouvrages collectifs ainsi que de nombreuses participations à l’écriture de revues spécialisées.
Le livre :

Le Vietnam : une histoire des transferts culturels est un recueil des contributions présentées lors d’un colloque tenu à l’Ecole Normale Supérieure et à la Bibliothèque Nationale de France du 4 au 6 juin 2014 à l’occasion de l’année France-Vietnam organisée par l’Institut français.
Afin de circonscrire leur champ de réflexion, les deux directeurs de publication posent un constat relativement simple concernant les représentations du Vietnam. Ces dernières se forment généralement autour de deux axes principaux et antagoniques qui seraient 1) la vision d’un pays onirique et magnifié constitué autour d’une civilisation ancienne et mystérieuse, sorte de succession de sensations entêtantes parfois tordues par l’exotisme colonial ou touristique et 2) les guerres d’indépendance et de réunification au cours de la seconde moitié du XXème siècle. A noter d’ailleurs que le deuxième axe est lui-même porteur de deux visions opposées : la première mettant en lumière l’héroïque combat anticolonialiste puis anti-impérialiste des insurgés communistes en occultant l’ensemble des dérives totalitaires qu’ils entrainèrent ; la seconde glorifiant les sacrifices faits dans le sens d’une société plus libre et démocratique mais moins regardante sur les liens de subordinations qu’ils impliquaient. Chacune de ces visions fut soutenue par une large palette de supports culturels, certaines œuvres ayant même forgé une mémoire dominante comme Apocalypse Now de Francis Ford Coppola ou L’amant de Marguerite Duras.
En plus de laisser peu de place à une perception proprement vietnamienne des événements, Aubert-Nguyen et Espagne estiment que cette historiographie contradictoire et conflictuelle masque un fait assez simple et facilement perceptible lorsque l’on ajuste notre focale sur le long terme. Pour eux, avant d’être un champ de bataille ayant cristallisé l’ensemble des antagonismes de la période de la guerre froide, le Vietnam fut un creuset civilisationnel complexe qui lui permit de constituer l’un des miroirs privilégiés des basculements du monde moderne. Ce qui expliquerait d’ailleurs pourquoi les luttes dont il servit de théâtre eurent un écho universel entre 1945 et 1979.

Les auteurs de l’ouvrage se proposent donc de décloisonner l’histoire vietnamienne afin d’envisager celle-ci sous l’angle des rencontres dont elle fut témoin, en montrant à quel point, au-delà des luttes fratricides et des traumatismes qu’elles engendrèrent, ces rencontres furent la matrice de formes et d’idées nouvelles qui contribuèrent non seulement à la définition de la culture vietnamienne moderne mais aussi à celle de la France et des autres pays occidentaux ou asiatique impliqués dans le processus. Ce processus suit quatre problématiques à travers l’ouvrage : Peut-on exporter le concept de transfert culturel, forgé pour étudier les passages d’une culture européenne à l’autre, aux relations entre la France et le Vietnam ? Et si oui, comment se sont élaborés les transferts culturels entre ces deux pays ? Comment ces relations culturelles s’inscrivent-elles dans les arts, la littérature, les sciences, l’histoire des idées, la société ? Comment ont-elles pu engendrer des idées et des formes nouvelles, à travers un mélange culturel ?
Suivant ces fils directeurs, le propos de l’ouvrage suit une structure des thèmes du plus général au plus particulier. La première partie procède ainsi d’une mise en perspective théorique et historique des transferts culturels entre la France et le Vietnam, Michel Espagne les élevant au rang de « cas de figure paradigmatique » et Denis Papin, ancien directeur de l’Ecole Française d’Extrême Orient, en expliquant les ressorts géopolitiques, anthropologiques et historiques. Viennent ensuite les thèmes attachés à l’histoire de la pensée (Partie II) que cela soit d’un point de vue philosophique (importation des idées des Lumières au Vietnam et notamment de Rousseau) ou d’un point de vue métaphysique et religieux (implantation du catholicisme au Vietnam et création d’un bouddhisme vietnamien en France). Sur cette base, est envisagée dans la troisième partie la question de la construction des savoirs se focalisant sur les fleurs et les fruits que donnèrent les graines françaises plantées en terrain vietnamien dans les jardins de l’enseignement supérieur et de la médecine libérale. La partie IV réduit à nouveau la focale sur la question des arts et de la littérature en mêlant à la fois cadre théorique et étude en détails des œuvres de certains architectes, peintres ou auteurs français ou vietnamiens. La cinquième et dernière partie se plonge quant à elle dans la question des sources de cette histoire culturelle et notamment dans le fait que le fond documentaire de la Bibliothèque nationale de France est détentrice d’une part significative de la mémoire vietnamienne, qu’il s’agisse des premières photographies du pays ou des traces des manuscrits imprimés invitant à s’interroger sur le bouillonnement culturel et linguistique au Vietnam à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.

Bien entendu, les auteurs ne prétendent à aucun moment à l’exhaustivité quant à l’ensemble du volume des échanges culturels dont le Vietnam fut le récepteur et/ou la source. Pour autant les pistes qui sont lancées au fil des lignes permettent à chacun de s’arrimer à certaines réflexions, ne serait-ce que par les représentations que l’on nourrit dans son for intérieur. Aussi, que le lecteur soit d’ascendance vietnamienne ou un français familier des choses vietnamiennes, il trouvera certainement une part de familiarité dans l’ouvrage. Au-delà de références directes à des noms et événements connus, ce dernier mettra sans doute des mots sur des impressions ou une compréhension instinctive de certains phénomènes culturels vietnamiens pour ceux qui ont eu la chance de visiter le pays.
Cet aspect est d’ailleurs renforcé par le fait que Le Vietnam : une histoire des transferts culturels est composé d’un canevas de texte aux styles très différents. On passe ainsi de développements d’un style proprement universitaire (Les transferts culturels franco-vietnamiens de Michel Espagne, p.15 à 29), à une revue de presse tenant à la fin de la guerre d’Indochine (L’ère dees tempêtes d’Alain Ruscio, p.187 à 201), à une enquête de terrain concernant la pagode géante d’Evry (Un bouddhisme vietnamien en France par Jérôme Gidoin, p.81 à 92) en passant par une collecte de témoignages des élèves vietnamiens dans les écoles françaises entre 1954 et 1975 (Sel, soufre et mercure, Thuy Phuong Nguyen, p.169 à 182). De ce fait, différents types d’exercices narratifs ou analytiques sont proposés pour le décloisonnement de l’histoire vietnamienne, comme autant d’invitations à s’approprier, au moins en partie, les propos du livre et à poursuivre personnellement sa démarche. De la même façon, le caractère pluridisciplinaire du recueil (histoire, sociologie, littérature, architecture, géographie, religion, etc.) garantit à chacun une prise sur les textes en fonction de ses propres goûts. Même les références culturelles et historiques traitées dans la quatrième partie, si elles peuvent être sans l’ombre d’un doute qualifiées de « pointues », invitent à la découverte d’artistes français ou vietnamiens que l’orage de feu et d’acier de la guerre a masqué de la vue du grand public.
Par extension le caractère composite du livre, aussi bien d’un point de vue stylistique que disciplinaire, offre un large champ d’expression aux auteurs qui peuvent dès lors délivrer une réflexion riche, complexe et profonde sur des sujets parfois extrêmement spécifiques. Si l’on prend l’exemple de l’article concernant l’enseignement supérieur français en Indochine, l’enchainement des réflexions permet de saisir rapidement les divers intérêts et courants d’idées qui animèrent la question : l’utilitarisme de l’administration française ayant besoin « d’indigènes » qualifiés pour la colonie sans pour autant créer une élite qui pourrait contester son autorité (ce qui arrivera malgré tout), l’attrait des « Annamites » pour le savoir et l’esprit scientifique occidental avec toutes les questions identitaires que cela implique, le libre arbitre des professeurs français en porte-à-faux entre les exigences de l’administration et les aspirations de leurs élèves, et enfin l’appropriation des méthodes françaises par les Vietnamiens. Malgré la densité des informations dans ce genre de développement, les diverses références bibliographiques permettront aux plus curieux de creuser plus avant les sujets.

L’ouvrage s’est donc donné les moyens de ses ambitions et pave la voie à une construction de représentations du Vietnam débarrassées des oripeaux sensationnalistes des propagandes opportunistes instillées par les parties prenantes de la guerre froide. Il se fait également l’écho de la nostalgie planante de l’Indochine que l’on peut trouver dans certains esprits français en donnant des outils et éléments d’analyse permettant de « digérer » le sentiment de familiarité qui peut se manifester lors d’une promenade dans le quartier français d’Hanoï, dans les rues de Dalat ou sur le parvis de Notre-Dame de Saïgon. Enfin, en permettant la participation de plusieurs auteurs Vietnamiens ou d’ascendance vietnamienne, Le Vietnam : une histoire des transferts culturels participe au mouvement de l’écriture de l’histoire du Vietnam par des Vietnamiens, pour des Vietnamiens en dehors des carcans imposés par le Parti Communiste Vietnamien. Dans la même veine, il contribue à panser les blessures laissées dans l’esprit des Vietnamiens de la diaspora par deux conflits qui, et cela est trop souvent omis, sont avant tout des guerres civiles.
Au final, l’on recommandera la lecture de cet ouvrage à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la culture vietnamienne sous ses différentes facettes, même si, désolé pour les gourmets, l’aspect culinaire n’est pas abordé bien qu’il soit lui aussi porteur d’échanges franco-vietnamiens. D’un point de vue pus général, Le Vietnam : une histoire des transferts culturels est indiqué pour toute personne intéressée par les questions des échanges culturels tant le pays fut et est un laboratoire dans le domaine. On notera néanmoins que la lecture complémentaire d’ouvrages traitant de l’économie ou des questions sociales et politiques en Indochine et/ou Vietnam est conseillée afin d’approfondir certaines réflexions ou de saisir la profondeur de certains phénomènes culturels.