Fiche de lecture #14/ Cycle Indochinois #5 – Chronique d’Indochine – Amiral Thierry d’Argenlieu

L’auteur :

Georges THIERRY D'ARGENLIEU | L'Ordre de la Libération et son Musée               Georges Thierry d’Argenlieu est né le 7 aout 1889 à Brest. Marchant dans les traces de son père, contrôleur général de la marine, il entre à l’école navale à 17 ans. Il sort enseigne de vaisseau de première classe à bord du croiseur Du Chayla en 1911 puis participe à la campagne du Maroc où il rencontrera Lyautey, « une des chances » de sa vie. Il reçoit la Légion d’Honneur à 24 ans pour ses états de service. Au début de la guerre 14-18, il combat en Méditerranée. Promu lieutenant de vaisseau en juillet 1917, il commande ensuite le patrouilleur la Tourterelle et se distingue lors du sauvetage d’un transport. Après avoir demandé son admission dans le Tiers-Ordre et reçu le scapulaire (l’habit monastique) lors d’une escale à Malte en 1915, il étudie au Vatican pour entrer au couvent d’Avon sous le nom de Louis de la Trinité. Il prononce ses vœux en septembre 1921. Il continue sa formation théologique par 4 années d’études aux facultés catholiques de Lille et devient Supérieur Provincial de la Province des Carmes de Paris quand celle-ci est restaurée.

               En septembre 1939, il est mobilisé comme officier de marine de réserve et rejoint Cherbourg puis est promu capitaine de corvette en février 1940. Il participe à la défense de l’arsenal de Cherbourg avant d’être fait prisonnier le 19 juin. D’Argenlieu parvient à s’évader du convoi qui l’emmène en Allemagne puis, déguisé en paysan, débarque à Jersey puis en Angleterre où il rejoint les Forces Françaises Libres. Autorisé à garder l’uniforme par sa hiérarchie religieuse, il devient chef d’Etat-major des Forces navales françaises libres (FNFL). Il part avec De Gaulle en Afrique et est gravement blessé lors d’une confrontation avec la garnison Vichyste de Dakar le 23 septembre 1940. Après 6 semaines de convalescence à Douala (Cameroun), il dirige les opérations navales au Gabon en liaison avec le général Leclerc. Membre du Conseil de la Défense de l’Empire, il est nommé par De Gaulle premier Chancelier de l’Ordre de la Libération le 29 janvier 1941.

                 Après une mission diplomatique au Canada en 1941, il devient Haut-Commissaire de France et préside au rattachement de Wallis et Futuna à la France libre. D’Argenlieu participe aux négociations aux Etats-Unis puis en Afrique du Nord avant de devenir commandant des Forces navales en Grande-Bretagne le 19 juillet 1943 avec le grade de contre-amiral. Il accompagne De Gaulle lors de son entrée à Paris. Promu vice-amiral en décembre 1944, il participe en avril 1945 à la Conférence de San Francisco qui jettera les bases de l’ONU.

               Il est nommé Haut-Commissaire de France et commandant en chef d’Indochine le 16 aout 1945 par De Gaulle, fonction qu’il occupe jusqu’au 5 mars 1947.

               De retour en métropole, il est nommé inspecteur général des Forces maritimes et vice-président du Conseil supérieur de la marine avant de faire retraite au couvent des Carmes d’Avon-Fontainebleau. Il reprend, fin 1947, la charge de chancelier de l’Ordre de la Libération qu’il détient depuis 1941.

Vers 1955, des raisons de santé l’obligent à restreindre ses activités avant d’abandonner toute activité en 1958. Il se retire définitivement au Carmel où il rend l’âme le 7 septembre 1964. Il est enterré à Avrechy-d’Argenlieu en présence du général De Gaulle.

Le livre :

Amazon.fr - Chronique d'Indochine 1945 - 1947 de Thierry d ...               Chronique d’Indochine reprend le journal, le « diaire », de l’amiral du 7 aout 1945, peu avant de prendre ses fonctions de Haut-Commissaire de France pour l’Indochine, au 5 mars 1947, date de son rappel officiel. Il est ainsi composé des notes manuscrites de d’Argenlieu et de documents d’archive, ce qui permettra son écriture à partir de 1959, sur les conseils du Général de Gaulle. Cette méthode de travail permettra d’ailleurs l’achèvement de son œuvre après sa mort. Ainsi, les chapitres X à XV sont-ils rédigés par ses enfants pour être finalement publiés en 1985.

               C’est un document indispensable pour qui veut comprendre les débuts de la guerre d’Indochine dans le sens où c’est l’unique réponse de l’amiral (celui-ci étant tenu par des devoirs de réserve du fait de sa fonction religieuse) aux nombreuses critiques émanant de tous bords politiques tissant une sorte de « légende noir » s’agissant de son action en Indochine. Les principaux chefs d’accusation sont les suivants :

  • Il est présenté comme un partisan borné du colonialisme, farouchement opposé à toute velléité d’indépendance, en opposition avec le général Leclerc présenté comme libéral et favorable à une solution politique. Il aurait ainsi tout fait pour saboter les négociations entre Paris et le Viet Minh.
  • Par corollaire, d’Argenlieu aurait appliqué une politique personnelle, plaçant constamment les gouvernements successifs devant le fait accompli, contribuant ainsi à alimenter la dynamique de la guerre.
  • Enfin, et c’est sans doute le principal, l’historiographie communiste le rend responsable du déclenchement de la guerre par le bombardement massif d’Haïphong le 20 novembre 1946 suite à une escarmouche avec les troupes Viet Minh, faisant ainsi des milliers de victimes…

Tous ces sujets sont abordés sans détour au fil des pages et révèle dans les faits une réalité beaucoup plus complexe. Concernant les 3 chefs d’inculpation, il convient de se replonger dans le contexte afin d’en distinguer le vrai du faux.

Le second argument avancé l’opposant à Leclerc tient au fait que, suivant la tradition selon laquelle l’Indochine dépend des soldats des troupes de marines, De Gaulle avait placé ce dernier sous l’autorité du premier et qu’ils s’opposaient quant à la solution à appliquer à la situation.

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D’Argenlieu et Leclerc à Paris en 1945.

En effet, dès son arrivée à Hanoï début 1946, Leclerc est frappé par l’apathie si ce n’est l’hostilité des locaux à l’égard d’un pouvoir colonial brisé par les Japonais et incapable de mettre fin au pillage du nord du pays par les seigneurs de guerre chinois[1]. Il en conclut que, devant les troubles au Tonkin, seul une solution politique peut être trouvée. Au milieu du mois de février 1946, dans un télégramme qu’il envoie à Paris, sans prévenir d’Argenlieu, il écrit que le Viet Minh était prêt à accepter sous le mot « indépendance » ce que la France proposait sous l’étiquette « autonomie » et souhaite une ouverture rapide des négociations avec Ho Chi Minh, alors seul interlocuteur valable depuis sa déclaration d’indépendance du 2 septembre 1945[2]. Dans le même temps (19 février) d’Argenlieu profite d’un passage en France pour aller voir De Gaulle, qui, de son côté préconise une réimplantation militaire totale dans le nord avant tout pourparlers. Il conforte donc l’amiral dans sa vision[3].

Pourtant, malgré la convention signée par Tchang Kaï Chek le 28 février, les Chinois ne sont toujours pas partis et souhaitent la conclusion d’accords entre Français et Vietnamien afin d’éviter tout débordement comparable à ceux auxquels furent confrontés les Britanniques à l’automne 1945 dans le sud. Fort de son titre de commandant en chef, Leclerc charge Jean Sainteny – chef des renseignements français en Chine durant la seconde guerre mondiale – de trouver un accord avec le chef du Viet Minh, personnage qu’il connait personnellement[4].

AFP
Ho Chi Minh et Jean Sainteny lors du déplacement du chef Viet Minh en baie d’Halong pour rencontrer d’Argenlieu.

Ainsi, le 6 mars, après d’intenses pourparlers, ils parviennent à un accord prévoyant le retour des Français pour 5 ans et la reconnaissance de la « République du Vietnam » comme « Etat libre » faisant partie de la « Fédération Indochinoise et de l’Union Française »[5]. Pour autant les deux hommes achoppent sur un sujet central pour le Viet Minh : la réunion des trois « ky » au sein d’un état vietnamien réunifié. En effet, d’Argenlieu considère la Cochinchine aussi indépendante d’Hanoï que le sont le Cambodge et le Laos[6].

Les accords du 6 mars semblent ainsi fragiles, à la fois par l’intransigeance de l’amiral qui les surnomment « le Munich indochinois », mais également du fait de la position politique du Viet Minh qui se compromet auprès des autres nationalistes vietnamiens en traitant avec la France. Ho Chi Minh fera d’ailleurs endosser la responsabilité de la ratification de cet accord à Nguyen Hai Than, un leader nationaliste non communiste, en le nommant vice-président du gouvernement « d’union et de résistance » le 2 mars[7]. Lors d’un discours informant les militants, le général Vo Nguyen Giap fait face à une foule hostile et justifie les négociations avec la France en prenant en exemple la Russie soviétique qui avait pu renforcer ses positions en signant le traité de Brest-Litovsk avec le Reich allemand en 1917. Ho Chi Minh aurait laisser entendre en privé qu’il valait mieux « respirer la merde des Français pendant 5 ans que manger celle des Chinois pour 100 ans ». Cela ne l’empêchera pas d’éviter de justesse une attaque à la grenade venue de la foule lorsqu’il apparait auprès de Giap[8].

Sur le plan extérieur, la situation n’est guère plus favorable aux communistes vietnamiens. Staline est concentré sur l’Allemagne de l’Est et l’Europe et, suivant les accords de Potsdam et ses concertations avec De Gaulle, affiche une attitude neutre envers l’Indochine Française. Les communistes chinois de Mao ne peuvent guère s’impliquer d’avantage, ceux-ci préparant la reprise des combats contre le Kuomintang[9].

Marius Moutet - Base de données des députés français depuis 1789 ...
Marius Moutet

 En bon serviteurs du Kremlin, les communistes français – ayant recueilli plus du quart des voix lors des élections de novembre 1946 – s’alignent sur Moscou et cherchent à s’accommoder avec les socialistes, guère plus impliqué dans la question coloniale. Ainsi, suite à la démission de De Gaulle le 20 janvier 1946, le gouvernement socialiste de Félix Gouin nomme au ministère des colonies Marius Moutet – déjà à ce poste sous le Front Populaire –  qui souhaitait « conférer un sens honorable au mot colonialisme en appelant le socialisme à le mieux définir »[10]. Maurice Thorez, vice-premier-ministre de ce même gouvernement et numéro 1 du PCF, plaidait quant à lui en faveur « d’un règlement du problème indochinois dans le cadre d’une association avec la France, d’une Union Française rénovée, qui ne serait plus colonialiste mais démocratique ». Il confia même au général Nguyen Van Xuan, commandant en chef des troupes vietnamiennes profrançaises, ne pas vouloir être « le liquidateur éventuel des positions françaises en Indochine » et qu’il « souhaitait ardemment voir le drapeau français flotter sur tous les coins de l’Union française »[11]. L’époque qui le sépare de l’appel au harcèlement des rescapés du CEFEO et des camps de la mort Viet Minh après Dien Bien Phu semble si loin et si proche… En bref, début 1946, le Viet Minh ne dispose d’aucun allié en métropole.

Pour rompre avec cet isolement mortifère, Ho « à la vision éclairée » souhaite être reçu à Paris afin de négocier directement avec le gouvernement français, de gagner des gages auprès de lui et donc de gagner en légitimité sur la scène internationale et dans son propre pays. D’Argenlieu le rencontra le 24 mars en baie d’Ha Long à bord du navire Amiral Emile Bertin. La rencontre est cordiale et le leader vietnamien fait état, sans réserve, de ses difficultés politiques et presse l’amiral d’organiser une rencontre avec le gouvernement français. Il obtient gain de cause et part pour Paris où doivent s’ouvrir les négociations en juin. Pourtant, du fait de la destitution du gouvernement Gouin, il doit patienter jusqu’au 6 juillet, après la mise en place du gouvernement Bidault.

Những hình ảnh của Chủ tịch Hồ Chí Minh với Quảng Ninh - Trang thư ...
Ho Chi Minh et Thierry d’Argenlieu à bord du croiseur Emile Bertin.

               Dans le même temps, les troupes Viet Minh se replia dans les montagnes du nord alors que les 15 000 hommes du CEFEO occupent entièrement le nord[12]. Plusieurs solutions politiques sont également mises en place pour éviter l’effritement de l’émulation nationale autour de la déclaration d’indépendance du 2 septembre. Le front Lien Viet est ainsi créé à la fin du mois de mai, un deuxième front noyauté par le Viet Minh permettant de fédérer les partis et personnalités ne voulant pas s’associer aux communistes. Les « irrécupérables » sont éliminés, notamment dans le Sud[13].

Nguyễn Văn Thinh — Wikipédia
Nguyen Van Thinh

               Il faut dire que d’Argenlieu, durant l’absence de « l’oncle Ho », ne compte pas changer d’avis quant à l’indépendance de la Cochinchine et ne s’est pas engager sur la question de l’unité du Vietnam. Le 1er juin, il fit ainsi proclamer la République autonome de Cochinchine dotée d’un gouvernement provisoire dirigé par Nguyen Van Thinh. Les représentants Viet Minh au Vietnam et à Fontainebleau, lieu des négociations, protestèrent mais n’annulèrent pas la conférence[14]. Ils refusaient toute autorité supranationale, ainsi que la division du Vietnam, et demandaient à pouvoir mener une diplomatie propre. Agacé par la teneur des échanges en France et de l’absence de ligne claire au sein du nouveau gouvernement, d’Argenlieu prit une nouvelle initiative sans en référer à la métropole. Le 1er aout, il organise ainsi à Da Lat une conférence rassemblant les représentants de la France, du Laos, du Cambodge, de la Cochinchine et de la nouvelle région autonome des hauts plateaux du Centre, créée le 28 mai 1946[15].

               Le 9 septembre la conférence est dans l’impasse et Pham Van Dong, chef de la délégation Viet Minh, repousse les propositions françaises. Les pourparlers continuent néanmoins entre Ho Chi Minh et le ministre des colonies Marius Moutet qui finissent par un modus vivendi, accord temporaire prévoyant la reprise des négociations au début de l’année 1947[16]. De chaque côté des tensions apparaissent autour de ce Modus Vivendi, d’Argenlieu le qualifia de « politique d’abandon » tandis que Truong Chinh (« Longue Marche » en vietnamien), alors chef du Parti Communiste Indochinois et de l’Association pour l’étude du Marxisme, analysait l’échec de la révolution d’aout par la faiblesse dont avait fait preuve le pouvoir Viet Minh contre « les réactionnaires », comparant la situation à celle de la Commune de Paris refusant d’écraser les Versaillais en 1871[17]. Une incitation à une répression violente qui ne sera pas oubliée lors de la chute de Saïgon en 1975…

               Dans les même temps et suite au départ des derniers éléments chinois, les Français décrétèrent le rétablissement des contrôles douaniers maritimes dans le Nord-Vietnam à compter du 15 octobre. En réponse, le gouvernement Viet Minh, craignant un blocus visant à étouffer l’économie de de la jeune république mais surtout le trafic d’armes et de carburant, déclare l’alerte dans la zone maritime[18]. Ho Chi Minh écrit même à Paris le 11 pour protester. Le général Valluy, haut-commissaire par intérim en l’absence de d’Argenlieu alors en France, autorise l’ouverture des négociations. Le 20 novembre, des escarmouches éclatent dans la ville d’Haïphong,

French General Etienne Valluy | | missoulian.com
Le général Jean Etienne Valluy (1899-1970).

principal port du nord du Vietnam. De Saigon, le général Valluy demande au général Morlière et au colonel Debès, commandant à Haïphong, d’exploiter au maximum les frictions afin de provoquer le départ des forces militaires et paramilitaires et donc la prise de la ville par les troupes du CEFEO qui pourraient y stationner à leur convenance. Circonspect, Morlière, fit remarquer que ce serait rompre les accords du 6 mars. Le 22, Valluy répond de la façon suivante : « le moment est venu de donner une dure leçon à ceux qui nous avaient traitreusement attaqué »[19]. Partant, de « provocations » le 21, les échauffourées deviennent le 22 « une agression préméditée » cotée français. Dès lors, la marine ouvre le feu sur Haïphong et occupe la ville malgré une contre-attaque Viet Minh. Le 28, Valluy demande à Paris l’autorisation de poursuivre les opérations qu’il avait déclenchées.

               Un autre élément va secouer la situation indochinoise dans le même laps de temps : Nguyen Van Thinh, président de la toute nouvelle république de Cochinchine, se suicide par pendaison le 10 novembre, souhaitant, selon sa lettre de suicide, cesser de « jouer une farce ». Qu’on ne se méprenne pas à son sujet. Son suicide pourrait en effet être une confirmation du jeu français et des allégations des communistes à son sujet. Il n’en est rien. Le Dr Thinh fut en effet l’ami, le médecin et le camarade de combat de l’indépendantiste Phan Chu Trinh (au travers duquel il rencontrera Ho Chi Minh à Paris) et, comme beaucoup, partageait les objectifs du Viet Minh mais abhorrait les méthodes violentes et totalitaires du communisme stalinien et se méfiait de l’influence soviétique, voire chinoise sur la péninsule. Il préférait une ligne réformatrice. Cela suffisait pour le voir être condamné à mort dans le contexte des purges Viet Minh. Il échappera par la suite à 3 tentatives de meurtre. Pour autant, son positionnement franchement anticolonial (il disait ne pas vouloir vendre la Cochinchine) lui vaut également l’hostilité d’une partie des Français formant le conseil de Cochinchine qui cherchent sa destitution auprès de d’Argenlieu. Calomnié et discrédité par une frange de la partie française pro-colonial ou marxisante et diffamé par ses compatriotes du Nord, il se pend dans sa villa de Saïgon afin de dénoncer l’injustice dont il fait l’objet et d’appeler ses « amis intellectuels du centre, du sud et du nord à établir une alternative politique au régime Viet Minh ». Il conclue sa lettre sur cette phrase : « je meurs pour dénoncer les dangers de la menace de dictature rouge ».

               Après Haïphong, le Viet Minh temporise et adresse un appel aux députés français le 6 décembre. Le 12 décembre, le PCI clandestin envoya des directives pour se préparer à « une résistance totale ». Le même jour, le président français Vincent Auriol charge Léon Blum de former un nouveau gouvernement qui, le 18, charge le ministre d’Outre-Mer Marius Moutet d’une mission d’information en Indochine et le général Leclerc d’une mission d’inspection militaire[20]. D’Argenlieu et Blum se rencontre à Paris le 19 pour un dialogue de sourd, le premier ventant les bienfaits de l’action française en Indochine, l’autre ne voyant l’Indochine que comme une des pièces maitresses de la politique intérieure française post-deuxième guerre mondiale.

               Sur le terrain, l’état-major français tente de provoquer les troupes Viet Minh en les sommant de rendre les armes le 16 et d’abandonner le maintien de l’ordre dans Hanoi le 17. Le 19 Ho Chi Minh lance le Viet Minh contre les garnisons françaises. Au matin du 20, des barricades avaient surgi dans les rues d’Hanoï, devant retenir les troupes françaises le plus longtemps possible et « donner l’exemple de l’héroïsme et de l’inventivité dans le combat ». Les insurgés, mal armés et ayant peu d’expérience martiale, sont vite contraints de se retirer dans les montagnes du nord[21].

               Arrivés respectivement les 29 décembre et 2 janvier, Leclerc et Moutet ne peuvent que constater la situation. Le ministre de l’Outre-Mer repart 30 heures après son arrivée en déclarant qu’une décision militaire était désormais nécessaire avant toute reprise des négociations car « la préméditation était trop évidente ». Leclerc rentre à également à Paris et se voit proposer la fonction de d’Argenlieu par Léon Blum le 9 janvier. Il déclinera après le maintien formel du soutien de De Gaulle à l’Amiral[22]. Ce dernier explique à ses subordonnées dans une note circulaire en date du 15 janvier que le gouvernement de la RDV, qualifié « d’autorité de fait » et ne représentant à ses yeux qu’ « un organisme terroriste », n’existait plus et que le terme équivoque de « Vietnam » ne devait plus figurer sur les documents officiels, les termes « Annam, Tonkin, Cochinchine » devant rester les terminaisons officielles[23].

               Il est rappelé à Paris le 5 mars puis est démis de ses fonctions. En Indochine, la guerre se déchaine. En ce début de conflit, la supériorité française est totale : le Viet Minh est mal armé, ne dispose ni d’aviation ni de marine, n’a aucun appui politique extérieure, et, malgré l’aura de « l’Oncle Ho » depuis la déclaration d’indépendance et la ferveur populaire, le camp des indépendantistes est loin d’être unifié sous sa bannière, notamment dans le sud du pays.

Comme aux pires heures de la IV ème République ... - Denis Bonzy
Caricature de 1947 moquant l’instabilité de la IV République.

               Pour revenir aux chefs d’inculpation que nous avions cités plus haut, il apparait immédiatement à la lecture du livre que les accusations de despotisme personnel à l’encontre de l’amiral cachent en fait mal un problème bien plus profond quant à la politique française d’alors : la IVème République est pourvue des mêmes tares génétiques que la IIIème, à savoir un système parlementariste ne garantissant pas la stabilité du pouvoir exécutif. En résulte un pouvoir central mou et indécis alors que l’Indochine aurait eu besoin d’une ligne directrice qui, à défaut d’être pertinente, aurait au moins eu l’avantage d’être constante. Ajoutons que la mission confiée au Haut-Commissaire (à savoir faire rentrer l’Indochine dans le giron français et mettre en place un « Commonwealth français » sous la forme de l’Union Indochinoise) requiert une vision politique à long terme et une consistance telles qu’elles ne pourraient découler que d’un pouvoir ferme. Au surplus, l’Indochine souffre des mêmes maux que lors des années précédant la deuxième guerre mondiale : l’indifférence des masses françaises, la méconnaissance de la situation par la classe dirigeante et, surtout, l’instrumentalisation de la colonie dans le jeu des partis. Il ne parait d’ailleurs pas étonnant que le Viet Minh se soit méfier d’une éventuelle duplicité française lors des négociations devant l’instabilité des gouvernements français. Une tare qui ne disparaitra qu’après le coup d’état d’Alger, le retour de De Gaulle au pouvoir et l’avènement de la Vème République. L’habileté avec laquelle a manœuvré le leader Viet Minh, aussi bien en menant des campagnes visant à éliminer ou calomnier ses opposants politiques qu’en brouillant les cartes politiques (il marche sur Hanoï en compagnie de la Deer Team américaine pour apparaitre « plus nationaliste que communiste »), a également contribué à semer la confusion dans le jeu politique français. Dès lors, coincé entre les nécessités pressantes du terrain et la tiédeur de la métropole, il ne semble pas anormale que d’Argenlieu ait eu besoin de faire preuve d’initiative pour mener à bien sa mission.

Fichier:Ho Chi Minh (third from left standing) and the OSS in 1945 ...
Les Américains de l’OSS « Deer Team » en charge de former les premiers éléments Viet Minh peu avant le coup de force des Japonais. On peut voir Ho Chi Minh et Vo Nguyen Giap autour du commandant Archimede Patti.

               La lecture de Chronique d’Indochine bat également en brèche l’image le présentant comme un partisan borné du colonialisme opposé à toute idée d’indépendance en affichant une lucidité certaine. Ainsi, lors de son entretien avec Ho Chi Minh en baie d’Halong à bord de l’Emile Martin on l’entend ainsi lui confier que la France était là pour que les leaders indigènes puissent « prendre en main les leviers de commandes de vos nations respectives » (chapitre II, p.51 et 58). Il souligne également l’importance du « mouvement planétaire des peuples vers l’indépendance » (chapitre X, p.249). Liant cette lucidité au pragmatisme, c’est lui qui choisira le leader Viet Minh pour entamer les négociations, le considérant comme « la seule personnalité politique qualifiée et solides auprès des masses annamites » (chapitre V, p.146). Il refusera même la proposition d’un chef de guerre chinois lui proposant de l’éliminer et d’écraser ses réseaux au Tonkin et en Chine (chapitre V, p.129).

               Ainsi, la relation entre d’Argenlieu et Leclerc est beaucoup moins antagonique que certains voudraient le croire et tient sans doute plus de la manœuvre politique que d’une réalité constatée. Il parait ainsi clair que les deux hommes, tous deux compagnons de la Libération et fidèle à de Gaulle, entretenait une relation de respect mutuel. Sur le dossier indochinois, la communion d’idée est totale entre le Haut-Commissaire et son « premier subordonné » : rétablir les droits de la France. La nuance quant à leur vision respective tient d’avantage au fait que Leclerc, ayant une expérience de terrain et exclusivement dans le domaine militaire, passe de la conviction de la nécessité d’une reconquête militaire à celle de la négociation avec Ho Chi Minh à une vitesse que les corollaires administratifs ne sauraient suivre. Ainsi, leur seul point de discorde patent tient au fait que Leclerc souhaitait voir Ho Chi Minh partir négocier en France au plus tôt tandis que d’Argenlieu estimait que ce serait accorder trop d’importance à une personnalité ne contrôlant de fait qu’une partie du Tonkin en comparaison avec les autres leaders qui devaient former la Fédération Indochinoise. Les caractères très différents des deux hommes ainsi qu’une subordination parfois mal vécue par « le libérateur de Paris » ont suffi à faire naitre une animosité fantasmée entre les deux hommes.

               On peut alors se demander ce qui a pu lui valoir une telle réputation.

               La réponse est relativement simple : s’il est lucide sur la situation le mouvement d’émancipation coloniale post- 2ème guerre mondiale, il l’est également à propos de « l’impérialisme annamite » et du danger qu’il représente pour le Cambodge, le Laos et les minorités ethniques présentes sur le territoire vietnamien (« Un grand Annam unifié qui ne ferait aucune part aux particularismes locaux, écraserait de sa masse Cambodge et Laos. Il ne pourrait être à l’Indochine que ce que la Prusse fut à l’Allemagne », chapitre XIV, p.382). En effet, si vous êtes lecteurs réguliers de ce blog, vous savez déjà que cette crainte est fondée sur plusieurs précédents historiques et sera confirmée dans le futur : marche vers le Sud (Nam tien) des Viêt lors de leur sortie du giron chinois, coopération Franco-Annamite d’Albert Sarraut, invasion du Cambodge par l’armée vietnamienne en 1979. Plus d’informations sur ce sujet au sein de l’article suivant : https://vinageoblog.wordpress.com/2016/07/17/indochine-ou-vietnam-christopher-e-goscha-vendemiaire-edition-2015/ . De la même façon, s’il semble peu probable qu’il anticipe l’insertion du conflit indochinois dans le contexte de la guerre froide, l’Amiral d’Argenlieu ne se fait aucune illusion sur les méthodes que l’Oncle Ho a assimilé auprès du Kommintern lors de son séjour en Union Soviétique s’agissant de la prise de pouvoir et du maintien de l’ordre sous un régime marxiste-léniniste. Encore une fois, l’avenir lui donnera raison ne serait-ce qu’avec la catastrophe de la réforme agraire de 1953 à 1955 dans les territoires contrôlés par le Viet Minh (à l’occasion de laquelle Giap présentera des excuses publiques[24]) ou lors de l’arrivée au pouvoir des cadres Viet Minh formés par les Chinois, période à laquelle même Ho Chi Minh sera victime de ce système totalitaire.

Ecoutez-moi messieurs - PréRi
De Gaulle fut longtemps caricaturé comme se faisant l’idée d’une vieille France arrogante et passéiste, vivant en dehors des réalités internationales.

              On ne saurait pour autant pas masquer certains faits qui ont pu alimenter la mauvaise réputation de l’Amiral. Il parait ainsi clair que le maintien des trois Ky (Annam, Tonkin et Cochinchine) au lieu d’un Vietnam unifié soit à même de servir la logique du « diviser pour mieux régner » plutôt favorable aux intérêts français et à la Fédération Indochinoise. De la même façon, d’Argenlieu fut un homme élevé dans une vision de l’Empire Colonial au service de la France et partageait sans aucun doute avec De Gaulle « une certaine vision de la France », la preuve étant que le premier document présent en annexe est le discours du Général à Brazzaville. Aussi vivait-il avec l’idée assez forte que dans le contexte mondial d’alors, un état nouvellement constitué ne pouvait exister sans la tutelle d’une des grandes puissances. Sans doute était-il également conscient de l’animosité dont faisait preuve les masses vietnamiennes à l’égard d’une Chine qui n’était pas encore tombée dans l’escarcelle communiste. Partant, le rôle tutélaire de la France face aux ambitions chinoises, américaines et soviétiques allait de soi pour lui. Une vision qui se retrouve d’ailleurs en filigrane dans le discours que De Gaulle prononcera à Phnom Penh en 1966 et au cours duquel il prônera la neutralisation de l’Asie du Sud-Est alors en proie à des frictions Est/Ouest, la première étant évidemment l’escalade vietnamienne au Sud-Vietnam.

               Ceci étant, les éléments précédents ne suffisent pas à expliquer la « légende noire » de l’amiral. Celle-ci est évidemment issue d’une lecture très politique de la situation, et pour éclaircir ce point, il nous faut parler du « coup d’Haïphong ».

               On a déjà vu que cet événement avait été provoqué par les manœuvres du général Valluy, Haut-Commissaire par intérim en l’absence de d’Argenlieu, voulant exploiter un incident pour faire porter le chapeau de l’embrasement au Viet Minh. Quel qu’ait été l’implication de d’Argenlieu dans ces manœuvres, il est normal qu’il en porte la responsabilité étant donné sa position hiérarchique. De la même façon, l’ouverture des archives a montré que la version officielle des événements qui a longtemps prévalu (la préméditation de l’attaque par le Viêt Minh) était clairement fausse. Pour autant, beaucoup tendent à oublier que le même jour et sans qu’il y ait de lien apparent entre les deux événements, des troupes Viet Minh avait attaquer un poste français dans les environs de Lang Son. Par ailleurs, l’occupation d’Haïphong n’est pas gratuite dans le sens où, malgré le début des négociations, le port servait à la contrebande d’armes et de carburant depuis Hong Kong, le tout payé en « billet Ho Chi Minh » au détriment de la piastre française. Comme on l’a vu plus haut, le Viet Minh avait besoin du retour des Français au Nord pour mettre un terme au pillage et à l’occupation chinois. Une fois cette étape passée et devant la situation en métropole, il y a fort à parier que les indépendantistes redoutaient un retour en force des Français, voir le pensait inéluctable. Ainsi, une émission de la radio clandestine Viet Minh datant d’aout 1946 affirmait qu’Ho Chi Minh, en signant le modus vivendi suite à l’échec de Fontainebleau, préparait le soulèvement du 19 décembre.  Il faut ajouter que le Viet Minh, bien que noyauté par les communistes, reste une association de force pouvant manquer de cohésion, notamment au Sud où le leader local, Binh Xuyen, tient plus du chef de guerre que d’un subordonné fiable. De l’autre côté, l’humiliation infligée par l’armée japonaise, la nostalgie du passé, la supériorité des armes et le manque de directive claire de la part de Paris a pu installer un climat de tension dans le camp français. Pour résumer la situation, on peut citer le général Leclerc lorsqu’il quitte l’Indochine peu après l’appel au soulèvement d’Ho Chi Minh : « Trop de gens ici pensent que c’est en remplissant un fossé de cadavres qu’on rétablirait un pont entre le Vietnam et la France. »[25]. Il apparait de ce fait que, malgré les négociations, les deux parties appliquaient les accords de mauvaise foi et préparaient la confrontation. On ne connait toujours pas aujourd’hui l’implication de l’amiral dans la prise de décision du général Valluy.

               L’événement tient dès lors son importance, outre l’importance du bombardement et du nombre de victimes (environ 6000), de sa récupération politique par le PCF au début de la guerre froide. Dans la grande tradition communiste de la réécriture de l’histoire afin de servir les intérêts du moment (que l’on parle de guerre ou de coronavirus), le « coup d’Haïphong » fut repris lorsque le PCF quitta sa posture neutre au début de la guerre froide en septembre 1947[26]. Les consignes moscovites passèrent de la priorité donnée « à l’unité des grandes puissances »[27], dans l’esprit des conférences de Yalta et de Potsdam, à l’opposition entre les « forces impérialistes » et les « pacifistes » menés par l’URSS (doctrine Jdanov). Dans ce contexte, les communistes français passèrent à l’offensive sur le plan de la propagande en donnant une version outrageuse de l’événement. La bataille de chiffre qui eut lieu à cette époque est d’ailleurs éloquente à ce titre. Notons par ailleurs que la casquette religieuse de l’amiral en faisait une proie facile pour des « rouges » habitués à « bouffer du curé ». L’importance du PCF sur l’échiquier politique de l’époque, la puissance de son syndicat affilié, sa force de frappe en termes de propagande, son influence sur les intellectuels et l’indifférence des masses françaises jusqu’à la défaite de Dien Bien Phu feront le reste pour forger la « légende noire » de l’amiral.

               En conclusion, Chronique d’Indochine est un ouvrage déterminant pour qui veut comprendre les débuts de la guerre d’Indochine. La forme du journal associée à un style militaire qui ne s’embarrasse pas de fioritures permettent une narration rythmée d’événements diplomatiques ou administratifs pourtant rébarbatifs. Il a également le mérite de produire en annexe plusieurs documents d’époque permettant de garantir les informations et de donner un indice sur l’état d’esprit des différents acteurs du Roi du Cambodge Norodrom Sihanouk au général De Gaulle, en passant par Léon Blum. Il sera néanmoins conseillé de compléter la lecture avec d’autres ouvrages afin de prendre un peu de recul sur les événements et de les remettre dans leur contexte.

[1] Céline Marrangé, Le communisme vietnamien-Construction d’un Etat-nation entre Moscou et Pékin, Presse de Science Po, 2012, p.159

[2] Ibid.

[3] Ibid, p.160

[4] Ibid, p.163

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p.164

[8] Ibid, p. 165

[9] Ibid. p.160

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p.164

[13] Ibid., p.165

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p.166

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Phillipe Devillers, Paris, Saigon, Hanoi. Les archives de la guerre. 1944-1947, Paris, Gallimard, 1988, p.249-251

[20] Céline Marrangé, Le communisme vietnamien-Construction d’un Etat-nation entre Moscou et Pékin, Presse de Science Po, 2012, p.170

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p.171

[24] Céline Marrangé, Le communisme vietnamien-Construction d’un Etat-nation entre Moscou et Pékin, Presse de Science Po, 2012, p.256-266

[25] Ibid., p.169

[26] Ibid.

[27] Ibid.