Ambiance musicale : Motörhead – Ace of spade
Beaucoup d’entre vous se rappeleront d’une scène qui permit, parmi d’autres, au film Apocalyspe Now de devenir légendaire et, à travers lui, à la guerre du Vietnam de posséder l’aura qu’on lui connait aujourd’hui. Après le raid sur un village tenu par les guérilleros vietnamiens au son de la Chevauchée des Valkyrie de Wagner, un jeune marin voit des soldats jeter des cardes sur les cadavres ennemis :
Lance : « Hey Captain. What’s that? » (« Hé Capitaine. Qu’est-ce que c’est ? »)
Capitaine Willard : « Death cards » (« des cartes de mort »)
Lance : « What? » (« Quoi ? »)
Capitaine Willard : « Death cards. So Charlie knows who did it. » (« Des cartes de mort. Pour que Charlie sache qui a fait ça. »)
Cette coutume macabre fait référence à une campagne de guerre psychologique qui est le fruit d’une initiative des soldats du rang et non du commandement ou des services spécialisés (renseignement et experts en guerre psychologique). Il s’agissait de laisser sur les cadavres ennemis un as de pique afin de « marquer le territoire » et d’instiller la peur dans les cœurs Viet Cong.
La pratique repose sur une superstition supposée de la population vietnamienne : l’as de pique serait un signe de mort, de souffrance et de malchance. De plus, sur le jeu de carte en dotation dans les rangs de l’US, ladite carte affichait la « Lady Liberty », une particularité faisant écho à une autre croyance prêtée aux Vietnamiens et selon laquelle une représentation féminine en temps de guerre serait de mauvaise augure.
Si les rapports de terrains font état de multiples utilisations entre 1966 et 1973 et que l’initiative fut portée au crédit d’autres, c’est au sein de la Compagnie C, 2ème bataillon, du 35ème d’infanterie stationné près de Pleiku qu’est née l’idée. Plus précisément, ce sont les 4 lieutenants Barrie E. Zais, Thomas R. Wissinger, Davis et Charles Brown qui, attablés devant un jeu de carte, dissertèrent à propos d’un article issu du magazine Stars and Stripes. Au fil des lignes, celui-ci exposait l’opinion du député de Californie, Craig Hosmer, qui croyait dur comme fer que l’as de pique et la représentation d’une femme était de mauvais augure aux yeux des Vietnamiens. Les officiers remarquèrent bien vite la présence de ces deux symboles dans le jeu de carte de la marque Bicycle. Ainsi, dès le mois de février 1966, les soldats sous le commandement des 4 lieutenants commencèrent à récolter le plus d’as de pique possible et à les semer le long des pistes, sur les cadavres ennemis ou à l’entrée des villages « nettoyés ». La mutation des 4 lieutenants dans d’autres unités entraina la propagation de la pratique.
Evidemment, se présenta rapidement le problème du ravitaillement en carte. Certains Marines demandèrent à leurs familles de leur en procurer mais c’est le lieutenant Charles Brown qui, quasiment sur le ton de la plaisanterie, écrivit une lettre au directeur de la United States Playing Card Company, Allison F. Stanley, pour lui expliquer sa démarche et lui demander l’envoi d’as de pique. Absolument conquis par l’idée, que cela soit pour des motifs patriotiques (son fils était mort sur le théâtre européen durant la première guerre mondiale) ou commerciaux, ce dernier accepta et expédia plus de 1000 cartes au Sud-Vietnam.
Mieux encore, le lieutenant reçut une lettre de John B. Powers de l’agence publicitaire J. Walter Thompson de New York qui voulait exploiter l’idée avec son acolyte journaliste à la United Press International Bob Considine. Plusieurs journalistes vinrent donc interviewer le lieutenant et même voir sur les faits d’arme de la « guerre psychologique » sur le terrain. Au forceps, Powers parvint à vendre l’histoire de l’as de pique-carte de visite à plusieurs des plus grandes rédactions du pays. Le 10 juillet 1966, le New York Sunday News, un des magazines les plus tirés de l’époque, présentait l’as de pique comme un « symbole de mort pour le Viet Cong ». Les lettres de soutien et d’encouragement reçues par le lieutenant Browns se multiplièrent, beaucoup d’Américains croyant que la pratique en elle-même suffisait.
Faisant lui-même le bilan de la « mode » qu’il lança, Browns dit simplement : « Est-ce que ça a marché ? Je n’en suis pas sûr. Est-ce que cela a renforcé notre morale ? Sans l’ombre d’un doute. ».
Et ces constats ne sont pas loin de la réalité de terrain…
En effet, les supposées superstitions vietnamiennes concernant l’as de pique associé à des représentations de femmes étaient de purs fantasmes, une transposition de croyances purement occidentales.
Sans rentrer trop avant dans les détails, l’as de pique est un symbole néfaste depuis longtemps en Europe pour plusieurs raisons. Probablement importées de Chine via le Moyen-Orient au Xème siècle de notre ère, les cartes à jouer connurent divers développements en fonction des époques et des lieux. La standardisation du jeu de 52 cartes que nous connaissons aujourd’hui s’opéra au XVème en France. Le symbole germanique de la feuille debout sur sa souche fut associé au nom italien spatha, mot repris au Latin et faisant référence à une arme ou à un objet long et plat, pour devenir le pique en français et le « spade » en anglais. Nul besoin de préciser que le nom français fait directement référence à une longue arme à deux mains, tandis que le nom anglais peut faire référence soit à une arme, soit à une pelle, outil depuis toujours associer à la profession de fossoyeur, et donc à la mort. Autre symbolique associé au tarot et au paganisme : il y a 52 cartes, une pour chaque semaine ; les 4 symboles représentent les 4 saisons ; les 13 cartes de chaque couleur représentent les treize mois de l’année lunaire ; les symboles rouges représentent la féminité, la chaleur, la positivité tandis que les 2 noirs sont attachés à la masculinité, au froid, à la négativité, etc… Dans ce contexte, l’as de pique est associé à la semaine de Yule, soit la semaine du 21 décembre, la première de l’Hiver, période particulièrement crainte par les paysans européens car synonyme du rationnement – par extension de la famine –, de la maladie et de la mort. Il pourrait également représenter un cœur percé.

A ce titre, la carte fut utilisée à pour symboliser la mort, notamment dans le cadre de la criminalité organisée. De la fin du XVIIème au début du XIXème, il fut notamment utilisé dans la piraterie pour marquer les corps des traitres exécutés. On le retrouve également sur les cadavres des victimes de la mafia sicilienne. Outre-Atlantique, le meurtre de Salvatore Maranzano permettant à Lucky Luciano (qui inspira très largement les livres et films Le Parrain) d’unifier les familles mafieuses fut signé de l’as de pique, une pratique reprise à plusieurs reprises par le bras armé du syndicat du crime organisé, la Murder Incorporated.
En bref, l’as de pique est un symbole néfaste seulement pour les populations d’ascendance européenne. Et encore, plusieurs contre-exemples existent… Lors de la seconde guerre mondiale, le 1er aéroporté américain l’utilisait comme un porte bonheur. De la même façon, plusieurs véhicules furent marqués de ce symbole lors des premières et deuxièmes guerres mondiales, les signes des jeux de cartes étant facile à identifier au sein d’une organisation militaire.
Comme le résume Robert W. Chandler dans War of Ideas : The US propaganda Campaign in Vietnam paru en 1981: “Toutes ces approches (de guerre psychologique) n’était pas efficace. Une des plus grandes méprises naquit en 1966 lorsque des soldats américains commencèrent à répandre des brochures et cartes à jouer présentant l’as de pique comme un mauvais présage dans les territoires sous contrôles communistes. Une enquête ultérieure de la United States Information Agency révéla néanmoins que l’as de pique ne faisait pas partie du jeu de cartes vietnamien classique. Par conséquent, hormis quelques tribus Montagnardes des hauts-plateaux, la plupart des populations présentes sur le théâtre des opérations ignorait complètement la symbolique de l’as de pique. ». Ces affirmations furent d’ailleurs rapidement confirmées par plusieurs intellectuels et professeurs d’université sud-vietnamien, et ce dès que le phénomène fut connu du commandement américain et des divisions PSYOP qui interdirent rapidement le marquage à l’as de pique. Il fut néanmoins mis à l’épreuve lors d’opération de guerre psychologique officielle et de grande ampleur, à l’instar de l’opération Cedar Falls, que nous avions déjà étudiée à l’occasion de l’article sur les tunnels de guerre vietnamiens.
Dans ce cas, comment se fait-il que la pratique vit le jour et perdura jusqu’au départ des « boys » ?
S’agissant de son apparition, on peut souligner que Pleiku, où était stationnés les 4 lieutenant à l’initiative du mouvement, est une zone où habitent précisément les minorités Montagnardes familières avec le jeu de carte occidental et la signification de l’as de pique. En effet, comme nous avions déjà pu le souligner dans deux articles précédents, les tribus locales, en guerre séculaire avec l’ethnie Kinh/Viet (majoritaire au Vietnam), s’étaient alliés avec plusieurs administrateurs coloniaux locaux puis avec l’armée française pour éviter la conquête de leur territoire par les Viets. Ces populations furent donc plus perméables à ce genre d’aspect culturel amené par les Français. Ils durent ainsi conforter les présupposés des 4 officiers américains. On notera également que plusieurs exemples prouvant l’efficacité de l’as de pique comme symbole de mort furent rapportés par des vétérans. L’un d’entre eux le testa ainsi en plein Saïgon au restaurant ou au bar et fit fuir les badauds, les serveuses, les marchands ambulants, etc… Un autre, servant sur un bateau de patrouille dans le delta du Mékong, décrit comment la peinture de ce symbole permettait de faire fuir les enfants qui avaient tendance à monter sur les embarcations quand celles-ci étaient à quai. Un dernier explique avoir vu l’activité Viêt Cong largement baissé de manière durable dans un secteur que lui et ses frères d’arme marquèrent de l’as de pique.
Plus concrètement et plus probablement, le procédé fut sans aucun doute une « béquille psychologique » pour les soldats américains, qui, dans le contexte de la guerre du Vietnam, en avait bien besoin. Comme le soupçonnait le lieutenant Browns, le fait de signaler ainsi sa présence à l’ennemi, et ce de façon intimidante, permettait aux Marines d’équilibrer, au moins dans leur esprit, la pression psychologique qu’ils subissaient continuellement dans la jungle. La pratique devait également permettre de manifester une sorte de vengeance.
Pour autant malgré ce « boost » au moral, le marquage des cadavres ou de certaines zones avec un as de pique comme opération de guerre psychologique restait contre-productif pour les forces armées anti-communistes. Un rapport du JUSPAO (Joint United States Public Affairs Office) de Saïgon en date du 10 Mai 1967 et traitant des directives en termes de PSYOP prévenait : « L’échec de ce type d’opération peut amener à ridiculiser ou discréditer la réputation des opérations de guerre psychologique en général. C’est une arme à utiliser avec parcimonie et avec un maximum d’habileté et de compétence. Il ne peut y avoir aucune excuse à l’échec. ». Plusieurs assertions prémonitoires, étant donné que, comme l’imitation de voix de morts pour effrayer les combattants Viet Cong (opération Wandering Soul), les « deaths cards » devinrent des « gimmicks », des trucages grossiers témoignant du désespoir des Américains et des Sud-Vietnamiens à trouver des solutions efficaces pour desserrer l’étaux psychologique que leur imposait la tactique de guérilla ennemie. Ainsi, les opérations de guerre psychologique deviennent inefficaces auprès de l’ennemi. Comme le rapport la PSYOP/POLWAR Newsletter de février 1971« Des activités de cette nature ont prouvé leur inefficacité et leur caractère contreproductif, provoquant quasi-systématiquement l’augmentation de la vigilance ennemi et sa capacité à se rendre insensible aux opérations de guerre psychologique ».
En conclusion, l’utilisation des « deaths cards », assimilée dans l’inconscient collectif à la guerre du Vietnam, est un exemple de mauvaise guerre psychologique qui révèle en creux l’échec américain dans leur tentative de contrer la pression morale des guérilleros.